De l’étang ressource à l’étang perdu

L’étang de Berre cherche équilibre écologique, identité et devenir…. Séverine Steenhuyse a soutenu une thèse en 2004, à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Présentation

L’étang de Berre est un site relativement peu connu situé entre Marseille et la Camargue autour des rives duquel dix communes cohabitent : Berre-l’Etang, Châteauneuf-les-Martigues, Istres, Marignane, Martigues, Miramas, Rognac, Saint-Chamas, Saint-Mitre les Remparts et Vitrolles. Après avoir profité des retombées économiques de Fos à l’époque de la mise en place du complexe industriel, ces communes organisent aujourd’hui leur développement respectif suivant des perspectives assez différentes, relativement à leur taille, à leur inscription spatiale et à leurs choix économiques. Cependant, elles établissent toutes une relation particulière au territoire à partir de la perception d’un paysage transformé et hétérogène autour d’un étang pollué, et malgré leurs différences, elles organisent un « paysage » local commun.

Bien que la gestion de l’espace reste encore sur ce site une affaire très communale, le problème de la pollution mobilise cependant l’ensemble des acteurs locaux, notamment autour de la question des rejets d’eaux douces de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas. Sur le site, les pollutions s’accumulent en effet : la pollution industrielle de l’eau, en grande partie résorbée, est aujourd’hui remplacée par une pollution domestique et écologique et les stations d’épuration existantes ne suffisent plus à gérer les rejets de la population environnante. Enfin, les millions de mètres cubes d’eau douce déversés chaque année par la centrale EDF de Saint-Chamas déséquilibrent le fonctionnement de l’étang salé. La problématique environnementale met en oeuvre une véritable dynamique territoriale en proposant différents moyens de prendre en compte les contraintes écologiques sur un territoire industriel, productif et largement disqualifié. Dans quelle mesure cette dynamique peut-elle déboucher sur une réelle politique de  développement local ?

D’autre part, la configuration du site de l’étang de Berre a été radicalement transformée depuis les années soixante. Ses représentations collectives et paysagères ont évolué en conséquence et les images du site ont progressivement disparu. Les bouleversements brutaux de sa configuration spatiale n’ont pas actuellement encore permis l’émergence de nouvelles représentations visuelles sur lesquelles fonder l’identité collective du nouveau site. Des représentations sont donc élaborées de manières partielles en fonction des attentes que chaque groupe formule relativement à son usage de l’espace. Depuis dix ans, en particulier, les maires réclament la réhabilitation d’un « étang marin », à l’image de ce qu’il était au début du siècle. Cette aspiration identitaire, qui nécessite l’arrêt total des rejets d’eaux douces, est donc intimement mêlée à une revendication politique d’un autre ordre dont l’issue dépend directement de financements de l’Etat. La réhabilitation du site s’affirme également aujourd’hui à travers la mise en place d’une structure territoriale travaillant autour du projet de la dépollution des eaux de l’étang à partir d’un objectif de remise en valeur de l’environnement. D’autre part, le Gipreb (créé en 2000) développe à la fois des projets de proximité et a lancé les études décisives concernant le coût du détournement des eaux. Les préoccupations écologiques affichées par cet organisme vont-elles permettre de faire évoluer la nature du regard sur cet espace, pour l’instant toujours essentiellement dédié aux activités industrielle et économique ? Son existence pose également la question de la modalité de l’élaboration et du contenu de l’identité collective d’un territoire transformé ainsi que celle des moyens à développer pour envisager sa requalification symbolique aujourd’hui. (…)

1- Un processus historique

L’héritage

L’identité du territoire de l’étang de Berre s’attache à celle d’une présence industrielle depuis le 18ème siècle. Elle a induit une économie spécifique en superposant deux types de réseaux commerciaux. Le premier est à la fois très fortement attaché à un espace local et s’inscrit sur un territoire peu développé, fonctionne à partir de l’exploitation des ressources locales de la pêche et de l’agriculture, et étend son emprise commerciale à l’échelle nationale par le commerce du sel ou des explosifs. Mais à partir du 19ème siècle, le site va devenir un enjeu territorial en tant que site militaire potentiel dans le cadre du développement du port de Marseille. Il entame alors sa première phase de transformation. La plupart des travaux de canalisation et d’aménagement, destinés à rendre le site accessible, sont réalisés aux 19ème et 20ème siècles. Ils annoncent la prochaine ouverture du site sur l’extérieur et amorcent son désenclavement. Le pont tournant de Ferrière est réalisé en 1859 et le viaduc ferroviaire de Caronte en 1914. Dans le même temps, le site devient un lieu de villégiature. Les implantations industrielles s’orientent alors progressivement vers la chimie, profitant de la présence locale du sel, et la minoterie, en relation avec la pêche. Mais les véritables enjeux ne vont finalement se matérialiser qu’après la 1ère guerre mondiale avec la construction du port de Lavéra, des raffineries de la Mède et de Berre dans le cadre du Plan directeur de la région marseillaise de 1931. Un premier aéroport est également ouvert en 1934. Mais le site conserve cependant jusque là sa vocation rurale dominante, liée à une activité de culture, de pêche et d’élevage et ceci jusqu’au lendemain de la guerre. L’étang de Berre va connaître sa deuxième phase de transformation pendant les Trente Glorieuses : suite à la création du port en eaux profondes de Fos-sur-Mer, il va devenir le lieu d’expériences successives d’un aménagement du territoire encore tâtonnant et changer entièrement de configuration.

Un site transformé

Les quarante dernières années ont totalement modifié la configuration du paysage de l’étang de Berre. Le port de Fos et le développement industriel conséquent ont projeté le territoire dans la modernité en bouleversant les usages locaux et en changeant l’échelle de fonctionnement de l’espace global. Un autre espace physique et économique est donc apparu, dont l’activité s’est désormais trouvée liée à la rentabilité. D’autre part, la population a fortement augmenté. Issue d’horizons très différents, son renouvellement a engendré une nouvelle culture locale, de migrants profitant des opportunités d’un territoire en plein développement et s’attachant peu aux traditions provençales locales. L’étang de Berre est donc devenu méconnaissable pour tous ceux qui y vivaient et utilisable pour ceux qui s’y sont implantés. Il y a perdu son paysage.

Fos a engendré un bouleversement territorial qui s’est inscrit d’une manière profonde dans la structure et la dynamique de l’espace. Les conséquences de ce développement, toujours visibles et perceptibles, donnent encore aujourd’hui le sentiment d’un territoire qui n’a pas encore achevé sa transformation. Sa configuration spatiale reste toujours aussi difficilement appréhendable et ne permet pas actuellement l’apparition de représentations collectives. Sa dimension symbolique reste liée à son mode de production. L’étang de Berre est aujourd’hui un site industriel, comme peut l’être la Ruhr, ou la Lorraine. Les représentations anciennes attachées à l’image d’un espace rural et sauvage ont perdu toute leur pertinence et les caractéristiques même de cet espace productif n’ont pas encore permis l’émergence de nouvelles représentations paysagères. La présence de la pollution, sa dimension négative récurrente présentée dans les médias et son utilisation dans une stratégie politique locale basée sur une mise en tension dramatique, font  de ce site un espace avant tout sale. Impossible dans cette mesure d’y associer des images plaisantes. Mais il a également permis de développer une politique environnementale originale et militante qui aujourd’hui contient peut-être l’avenir symbolique de cet espace.

Le projet de Fos n’est donc toujours pas terminé aujourd’hui. Ses conséquences concrètes, à la fois physiques et symboliques, imprègnent les mentalités locales et extérieures et empêchent toujours la construction d’une identité locale affirmée. L’avenir de l’étang de Berre lui appartient dans le sens où il est aujourd’hui engagé dans une phase de reconquête travaillant sur la possibilité de retrouver l’ancienne vocation, d’un site fonctionnant autour d’un espace aquatique salé utilisable en tant que tel. Cependant, cette requalification reste aujourd’hui loin d’être acquise, notamment parce qu’aucune décision n’a encore été officiellement prise concernant l’avenir des déversements de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas. L’identité locale reste donc difficile à cerner et à affirmer collectivement dans un paysage de la mobilité et de l’inachèvement. Il reste le sentiment d’un territoire bricolé ou précaire dont il est impossible d’imaginer le sens.

L’aménagement territorial est un processus lent aux conséquences à long terme. Si dans les années soixante, l’étude d’impact des transformations de l’espace était très peu prise en compte dans les projets d’aménagement, il semble que l’Etat, à travers ses instances délocalisées, y accorde aujourd’hui une réelle attention. Le projet territorial intègre aujourd’hui la prise en compte des représentations de l’espace comme instrument de mesure des conséquences des transformations du paysage. Il est d’ailleurs parfois amené à produire ses propres représentations qui participent alors à leur tour à la production du territoire concret.

L’étang de Berre est donc désormais un « espace moderne », a-paysager, et aucune image globale ne permet plus d’en faire actuellement un site regardable. Suite à la mise en place de la reconquête, les acteurs semblent cependant aujourd’hui désireux d’adopter de nouvelles représentations qui constitueraient à nouveau le site en un espace remarquable, ou du moins, dans un premier temps, regardable. Cependant, de telles images ne prendront sens que relativement à une identité collective dont il faut rétablir le sens.

Des conséquences sur le long terme

Le territoire est un espace sur lequel les traces du passé sont sans cesse remises en jeu dans un présent vécu. Les structures héritées des aménagements précédents constituent les bases de son fonctionnement et de son avenir. Dans le projet d’aménagement de l’étang de Berre, l’étang semble finalement avoir été oublié en tant qu’élément participant à la définition du territoire local. Aujourd’hui, après avoir joué le rôle de réceptacle des industries environnantes, puis de cuvette de collecte des rejets domestiques, il est devenu le bassin d’accueil des surplus du réseau hydroélectrique. Son destin reste lié au prochain rôle territorial que les acteurs lui attribueront. De cette décision, forcément collective, et engageant aussi bien les acteurs locaux que nationaux, découlera également la possibilité de voir réapparaître son paysage. Dans cette perspective, la nouvelle démarche portée par le Gipreb suffira-t-elle à mettre en œuvre cette dynamique territoriale nécessaire et surtout à trouver les termes symboliques de son application ? Il semble aujourd’hui encore trop tôt pour répondre à cette question.

L’aménagement du territoire relève donc à la fois d’instruments techniques qui organisent et structurent la configuration spatiale, mais également de la vocation que l’on attribue aux espaces, et en particulier aux espaces non directement rentables, dont l’harmonisation contribue à la production du paysage. Aujourd’hui, l’environnement semble s’intégrer dans les manières d’aborder l’aménagement du territoire. Il n’est plus simplement considéré comme un facteur écologique à régler, mais prend également en compte l’idée de la perception de l’espace et de son rôle. Cependant, sur l’étang de Berre, la problématique environnementale reste très liée à la mise en place de mesures techniques qui ne débouchent pas forcément sur la possibilité de concevoir autrement l’ensemble du site. L’eau a-t-elle alors une valeur locale suffisante pour permettre à cette démarche de renouveler le regard sur l’espace ? Comment faire de la politique de l’eau une problématique collective engageant à la fois les acteurs locaux et la population dans une requalification de l’espace, et permettant de produire les termes d’une identité collective ?

 

2- L’étang oublié

L’étang n’a donc pas été pris en compte dans le projet de développement du territoire qui portait son nom. Il a été considéré comme une surface potentielle de déplacement ou, à défaut de pouvoir accueillir un développement touristique, il a servi de réceptacle aux industries périphériques. Il faut aujourd’hui lui trouver une nouvelle vocation à partir de son état actuel physique et symbolique. Le premier travail est effectivement celui d’une reconquête. Quels sont actuellement les termes d’une reconquête territoriale ?

Des acteurs : l’Etat et le territoire communal

L’Etat a toujours joué un rôle important sur le site de l’étang de Berre. Aménageur et financeur dans les années soixante-dix, il constitue encore aujourd’hui l’interlocuteur immédiat des communes autour de la question de la dépollution de l’eau de l’étang. D’autre part, son action semble également toujours avoir été contestée. Il aurait d’abord imposé un projet d’aménagement dans lequel les élus locaux n’auraient pas été consultés et qui aurait détruit le paysage local. Il serait en quelque sorte redevable d’une « réparation » aux habitants de ces lieux.

De plus, le projet de Fos semble avoir été mis en place sans concertation initiale locale. Le projet est une initiative marseillaise et étatique et les organismes d’aménagement ont été créés de toute pièce pour appliquer des programmes qui avaient été élaborés en d’autres lieux. Les acteurs locaux ont du alors subir les conséquences de projets dont ils n’ont pas eu la maîtrise. Ils reprochent en particulier à la procédure de « Ville Nouvelle » d’avoir entraîné l’endettement des communes concernées.

Aujourd’hui, cette contestation de l’autorité de l’Etat est reprise par les maires des dix communes périphériques à l’étang autour de la problématique de l’environnement. Ils représentent auprès du gouvernement la voix de la population qui demande la dépollution de l’étang et surtout l’arrêt des rejets de la centrale EDF. Or l’Etat a autorisé EDF à exploiter l’étang comme bassin d’évacuation des eaux depuis 1966. Les revendications font effectivement apparaître un grave problème écologique sur l’étang, mais elles focalisent également l’attention au détriment de la prise en compte des autres pollutions locales. De plus, cette attitude ne produit aucun projet territorial et milite pour la reconquête d’une image du début du siècle.

EDF est donc le moyen de mettre en scène la colère des maires de l’étang, d’autant plus que cette lutte fournit un argument électoral imparable. L’ambiguïté de cette mobilisation apparaît dans une réaction de Paul Lombard, maire de Martigues présentant le référendum d’initiative locale organisé par le SISEB le 6 octobre 1991 comme « une mascarade » [1] et refusant à l’époque d’y participer. En particulier parce que la revendication annoncée ne prend pas en compte l’ensemble des types de pollutions et donc la réalité de la situation. Le « oui » y a cependant été affirmé à 95 % pour une participation de 43,08 % sur l’ensemble de la population votante inscrite dans les communes appelées à participer. Le succès explique en partie l’accélération du processus de reconquête.

L’Etat reste donc aujourd’hui un ennemi plutôt qu’un partenaire. Pourtant, il participe de manière engagée à la réhabilitation du territoire de l’étang de Berre en finançant une partie de la dépollution et en contribuant à hauteur de 40 % au budget du Gipreb, dont il est à l’origine par le biais du préfet. Dans ces conditions, on comprend que la mise en place du Gipreb ait été difficile et qu’il se tienne prudemment à l’écart de toute démarche politique afin de concentrer son action sur une approche environnementale. Il souhaite avant tout devenir un arbitre entre EDF et l’ensemble des acteurs locaux. A terme, il aura cependant vocation à évaluer les choix territoriaux fondamentaux concernant l’avenir du site.

A sa création, le Gipreb fait porter son action sur les dix communes riveraines, mais il organise également son intervention à l’échelle du bassin versant de l’étang de Berre. Il développe un projet de réhabilitation territoriale par la mise en place d’un sentier littoral et cherche à implanter un programme de contrôle et de sensibilisation à la pollution de l’eau sur le bassin. Cette démarche constitue le premier geste permettant de tourner à nouveau le regard vers l’étang. Sa directrice conçoit également d’accompagner sa démarche d’un travail sur les représentations du site, mais aucun projet n’a été mis en place sur cet aspect depuis. Sa mission reste donc pour l’instant très technique. Elle sera sans doute à terme l’occasion d’établir un « bilan territorial » qui décidera de la suite des projets possibles à mettre en œuvre sur l’étang de Berre.

L’évolution de la conception du territoire

Les représentations sélectionnées dans cette étude à partir des documents d’aménagement et des archives de presse reflètent essentiellement les motivations des différents acteurs de la production du territoire de l’étang de Berre. Sur cette période, il est possible de percevoir une évolution dans la manière d’envisager et de réaliser le projet de territoire. Alors qu’il s’appuyait dans les années soixante sur des perspectives chiffrées liées à des pronostics de développement gigantesque, il s’élabore aujourd’hui sur une dimension qualitative de l’environnement. De même, la prise en compte des espaces concrets et territoriaux a beaucoup évolué. Revenant de l’idée d’un espace qu’on occupe et qu’on remplit suivant une organisation préétablie, le projet de territoire se conçoit désormais dans une interaction fine avec le terrain. Enfin, quand l’autorité nationale restait la seule garante du contenu et de l’exécution du projet, elle est aujourd’hui indissociable de la mise en place d’un organisme local qui fait intervenir l’ensemble des acteurs impliqués. Même si la nouvelle structure de concertation et d’élaboration reste encore timide sur le territoire de l’étang de Berre, elle promeut une nouvelle culture de l’espace, nécessaire pour renouveler la manière d’appréhender ce territoire productif.

Une réalité politique locale

La « ligue » des maires riverains contre l’Etat a été en partie initialement organisée par Marseille par la voix de son maire, Gaston Defferre, en refusant d’emblée la mise en place de la procédure de Ville Nouvelle dans la région. Mais le contentieux initial s’est progressivement inscrit dans le fonctionnement du territoire même, en conservant et cultivant une méfiance récurrente à l’encontre de cet acteur essentiel. Les communes n’ont jamais réussi à se fédérer par la suite pour organiser le développement urbain collectif de la zone alors qu’elles étaient toutes affectées par les retombées du port de Fos. Elles ont continué à se développer suivant les attachements territoriaux existant à l’époque, en utilisant les revenus de la taxe professionnelle.

Le territoire semble donc être aujourd’hui constitué par un ensemble d’acteurs locaux très fortement implantés (la durée de certains mandats de personnages emblématiques de la reconquête de l’étang en témoigne) et très attachés à leur fonctionnement territorial actuel. Les échelons intermédiaires se composent essentiellement des services techniques, tels que la DRIRE qui contrôle les pollutions, la DIREN qui collabore au projet de reconquête, et la DDE qui réalise et entretient les équipements. Leur implication dans le territoire de l’étang de Berre reste très sectorisée. Suite à la disparition récente de l’Epareb, qui a constitué pendant plus de vingt ans l’aménageur de la zone, il ne reste actuellement sur le territoire plus d’interlocuteur responsable du fonctionnement de l’ensemble du secteur. La ville de Marseille boude l’étang, ainsi que le département, et le CAUE des Bouches-du-Rhône n’est intervenu sur aucune des communes du périmètre en dehors de Rognac.

Le fonctionnement de cet espace reste donc très « local » dans le sens où chaque municipalité tient à conserver la maîtrise de sa taxe professionnelle. En même temps, il est fortement tiré par ses influences périphériques liées à Salon et Aix au nord, et à Marseille, à l’est. Les intercommunalités existantes témoignent des alliances territoriales qui rendent difficile tout regroupement autour de l’étang.

Il se pose donc aujourd’hui plusieurs questions concernant l’avenir de cet espace. En particulier, étant donnée l’hétérogénéité flagrante du territoire, que penser du sens de l’action des maires autour d’une image s’appuyant sur la mise en valeur d’un étang marin ? Elle répond cependant à une revendication identitaire très affirmée. Dans quelle mesure la dépollution de l’étang va-t-elle être réalisée et va-t-elle permettre de déboucher sur un projet collectif ?

Le problème de l’étang de Berre résulterait alors finalement d’une contradiction entre deux domaines de production du territoire : la construction politique et économique d’un espace qui ne se superpose pas à sa dimension « naturelle » en terme de périmètre. La construction de l’identité locale s’en trouve affectée. L’analyse détaillée des identités existantes et de leur mode de relation au territoire permettra alors d’éclaircir les enjeux symboliques posés par l’organisation et le fonctionnement territoriaux. La mise en cohérence de cet espace passe donc aujourd’hui par le traitement simultané de ces deux problématiques auxquelles il devient urgent de trouver une solution. Dans cette perspective, l’Etat joue effectivement un rôle fondamental, en tant que financeur, responsable, aménageur et protecteur du patrimoine national.

Sur le site de l’étang de Berre, la politique des acteurs apparaît également comme le lieu d’une mise en scène des pouvoirs et des espaces. L’étang est devenu le prétexte pour alimenter les rivalités territoriales. Et l’Etat cherche les moyens d’organiser une conciliation afin d’identifier cet espace et l’intégrer à une autre échelle de fonctionnement spatial, celle de l’Europe. Le Gipreb est chargé de cette mission en même temps qu’il évalue la pertinence des nouveaux territoires liés à la question de l’environnement.

L’étang est à nouveau aujourd’hui l’objet d’un enjeu, qui cette fois, devrait permettre de produire un territoire cohérent, peut-être doté d’un paysage. Comment organiser l’homogénéité de cet espace aujourd’hui, en prenant en compte l’ensemble de ses caractéristiques ? Quel projet territorial va enfin permettre d’organiser la résurrection de son paysage ?

3- Un paysage perdu

Le paysage et les représentations indispensables qui s’y attachent ont donc progressivement disparu. Pourtant, le site a eu ce statut paysager pendant toute la première partie du 20ème siècle. Il apparaissait en particulier à travers des cartes postales vantant la douceur de ses rives. Quelles images pourraient avoir un sens équivalent aujourd’hui ?

Un paysage de la mémoire

La tentation actuelle de l’étang de Berre est de revenir à un étang marin. Il existe quelques figures paysagères pittoresques de l’étang remontant à la fin du 19ème siècle réalisées par des peintres locaux (Ziem, Guigou, Loubon) ou des écrivains du 20ème siècle (Maurras), mais elles ne font plus sens aujourd’hui. Des cartes postales anciennes datant des années trente constituent un ensemble de représentations qui restent encore crédibles aujourd’hui. Leur lieu de prise de vue peut encore être retrouvé car les berges ont finalement été relativement peu transformées par les aménagements, même si les usages décrits, liés essentiellement à la pêche, ont eux presque complètement disparu. Ces images permettent de réveiller un autre regard sur l’étang, qui appréciait l’espace pour ses qualités d’agrément.

Cependant, le projet de Fos a produit une telle rupture symbolique qu’il est aujourd’hui très difficile de la réparer. Les transformations radicales de l’arrière-pays des berges rendant impossibles la reconnaissance du site ancien en de nombreux endroits. Il apparaît alors deux paysages concomitants sur le territoire. Le premier s’attache à un usage familier des berges et à leur remise en valeur grâce au sentier littoral, et l’autre fait de l’arrière-pays un espace de production. Ces deux images ne deviendront compatibles et ne réaliseront de paysage d’ensemble qu’à la condition d’une mise en relation de leurs symboliques spatiales respectives.

De plus, l’horizon pétrochimique associé à la pollution empêche aujourd’hui tout développement touristique. La figure industrielle ne produit pas de représentation paysagère et le manque d’homogénéité territoriale ne permet par ailleurs pas de construire une image cohérente de l’espace. Chaque commune élabore donc sa propre image spécifique sans se soucier d’une image d’ensemble du site. Est-il possible d’imaginer une dynamique identitaire susceptible de rendre l’étang perceptible de manière globale à travers une unité de représentations collectives convergentes ? A ce stade de l’étude du territoire, il est impossible de répondre.

La rupture profonde a donc affecté toutes les dimensions de la constitution de l’espace. Le territoire y a perdu son homogénéité et le regard porté doit désormais intégrer dans son champ visuel la présence de puissants motifs repoussoirs. Dans quelle mesure ces signes visuels peuvent-ils devenir des éléments acceptables d’un paysage local ? La rupture a également affecté les usages et les rythmes de vie. La pêche et les loisirs populaires ont largement diminué. Dans cette mesure, l’étang a-t-il encore un rôle à jouer dans la mise en valeur de l’espace ? Finalement, quels sont aujourd’hui les éléments du site qui participent ou interdisent la production d’un paysage ? Et de quel paysage parle-t-on ?

Pour l’instant, l’image du site semble se focaliser autour de l’idée de la destruction d’un site ancien ou originel. Dans cette mesure, il paraît difficile d’imaginer la mise en place d’un processus paysager. Dans quelle mesure cette « perte » affecte-t-elle la construction de l’identité collective sur cet espace ? Quelles sont les nouvelles dimensions symboliques générées par les nouveaux usages ? Ce paysage, actuellement invisible, parce qu’indéfini et indéfinissable, peut-il à nouveau devenir perceptible ?

Des incohérences spatiales à surmonter

Un site industriel peut-il devenir un paysage ? La prise de conscience de l’environnement fait des espaces industriels des lieux sales et rend leurs espaces périphériques indéterminés et illisibles. Le territoire de l’étang de Berre peut-il encore engendrer une perception positive ? D’autre part, les interventions liées à la préservation de l’environnement restent discrètes et la requalification de l’espace et de l’eau dépendent autant des discours que les médias tiennent à leur propos que de la réalité de l’évolution, car la disparition de la pollution n’est pas forcément un phénomène perceptible. La requalification du rôle de l’industriel et de son inscription sur le territoire constituent donc deux facteurs participant à l’évolution du regard sur les industries locales. Par ailleurs, le paysage de l’étang de Berre reste très urbanisé dans certains secteurs et dont témoignent les pics réguliers de pollution à l’ozone, l’été. L’urbanisation et les réseaux de déplacement sont donc des facteurs supplémentaires d’identification de l’espace à un territoire pollué.

Le site pose donc une véritable problématique contemporaine concernant la conciliation d’une activité industrielle et d’une démarche écologique sur le même territoire. L’environnement apparaît aujourd’hui comme un processus intégré dans les politiques publiques d’aménagement, à quelles conditions peut-il devenir un instrument de requalification du site de l’étang de Berre ?

Il parait actuellement difficile d’imaginer un paysage de l’étang de Berre. Cependant, la requalification environnementale peut devenir le moyen de renouveler entièrement le regard sur ce territoire. Quel paysage pourrait alors apparaître ?

Quel paysage possible ?

L’étang de Berre ne propose donc pas actuellement une configuration spatiale regardable. L’Etat encourage les actions liées à la constitution d’un territoire homogène autour de l’étang de Berre. Où en est la requalification symbolique ?

Le projet d’aménagement n’a pas réussi à constituer un espace homogène mais a produit un ensemble de zones juxtaposées. Pourtant, l’unité géographique du site semble flagrante. Elle ne suffit donc pas à permettre l’existence d’un paysage dans la mesure où elle ne correspond à aucun sens territorial. Historiquement et politiquement, il semble que le site n’ait par ailleurs jamais constitué un territoire homogène. Du fait de sa taille, les communes situées sur les rives opposées ont toujours établi plus de relations avec leurs périphéries immédiates qu’entre elles. Alain Tarrius parle d’une « agglomération de communes aux histoires et aux appartenances territoriales différentes […] Chaque municipalité était jalouse de son indépendance et gardienne de ses différences… ; l’aménagement renforcera ces singularités. »[2]. Cette unité correspond avant tout au désir d’un regard extérieur ou esthétique.

Ce territoire semble donc plutôt constitué d’un ensemble de morceaux de territoires dépendant d’influences extérieures au sein duquel l’étang n’a donc jamais joué de rôle structurant. Ces sous-territoires vivent en relations économiques avec leurs influences périphériques tout en conservant un lien privilégié à l’étang. Ce mode de fonctionnement n’empêchant pas par ailleurs la constitution d’un paysage autour de l’étang. Néanmoins, le changement d’échelle de la perception du territoire appelé par l’usage de la vitesse fait aujourd’hui apparaître une nouvelle cohérence potentielle de la configuration locale. D’autant plus que l’étang offre un motif paysager idéal, jouant alternativement le rôle de contrainte, ressource, agrément ou risque. Il représente également une source d’inspiration fabuleuse par sa majesté, son ampleur, son atmosphère et ses qualités sensibles très fortes, encore plus dramatisées par les implantations industrielles. Il constitue l’espace potentiel d’un spectacle permanent.

Enfin, dans le cadre de la construction des territoires européens, la nécessité de constituer des territoires cohérents à une certaine échelle est devenue incontournable. Cependant, il manque aujourd’hui une production d’images valorisantes sur l’ensemble de la zone. Sa configuration inimitable et spécifique, variée, et proposant une juxtaposition inédite d’espaces naturels et urbanisés, offre pourtant la perspective de travaux très riches.

Il faut rendre le site à nouveau accessible. L’étang, après avoir été « abandonné » à son destin industriel à partir des années trente doit aujourd’hui être « récupéré » pour s’engager dans une nouvelle destinée. Peut-être est-il désormais impossible d’en faire un territoire. Cependant, le site s’affirme désormais avec de nouvelles caractéristiques, avec lesquelles il faut lui forger un avenir à sa mesure des acteurs impliqués et des outils territoriaux disponibles.

Si aujourd’hui, la présence de l’étang fait très peu sens sur le territoire, parce qu’il est perçu comme un miroir d’eau stagnante sans vocation précise, il mobilise cependant collectivement autour du thème de sa dépollution. Dans cette mesure, il peut devenir un instrument territorial de requalification globale du site.

La réinvention du paysage de l’étang de Berre dépend directement du projet territorial qui le réalisera. Dans le cadre du développement de l’Aire Métropolitaine Marseillaise, il reste effectivement un espace disponible pour accueillir des activités de loisirs et de plein air aux portes de Marseille. Aujourd’hui, « la contribution à une gestion économe de l’espace passe par la réhabilitation des sites touristiques dégradés ou obsolètes »[3]. Le tourisme peut-il constituer une proposition valable ?

Le tourisme industriel

La question du site comme espace touristique potentiel fait partie des préoccupations du Gipreb. « Le développement d’une activité touristique sur et autour de l’étang de Berre doit constituer une piste de réflexion en 1997 ; il pose le problème de la comptabilité avec les autres usages de l’étang mais, porteur d’emplois et facteur de la reconquête économique de l’étang, il peut constituer un moyen de gestion des espaces naturels. Divers aspects sont à examiner, dont celui du tourisme industriel. La création d’un sentier littoral sur tout le pourtour de l’étang, type « sentier du douanier », outre un intérêt touristique certain – en particulier dans la mesure où il se raccorderait à un certain nombre de sites de valeur  (ancienne poudrerie de Saint-Chamas, site de Saint-Blaise, etc.)- permettrait une réappropriation par les populations riveraines, une reconstitution de l’identité globale de l’étang de Berre. »[4]. L’affirmation d’une identité locale ne pourra se réaliser qu’à travers la définition d’une identité collective porteuse d’une symbolique spatiale globale. Cette mise en valeur du site passe alors nécessairement par la requalification du patrimoine industriel

Le cas de Port-de-Bouc[5], frappée par la fermeture des chantiers navals en 1966, est un exemple enrichissant. La municipalité a travaillé à un plan de reconversion économique et social en privilégiant l’amélioration des conditions de vie des habitants, notamment en développant toutes les activités liées à la mer, à la pêche et à la plaisance. Le projet de ville qui s’en est suivi a comporté plusieurs volets, dont la création d’un port de pêche en 1985, la réalisation d’une criée en 1988 (la seule en région Paca), et la création d’un second port en 1993. Par la suite, un port de plaisance a également été aménagé à destination de la population locale et une base nautique a été créée en 1986. Cette reconversion a entraîné la mise en place d’activités locales à vocation touristique, amorçant dans le même temps la requalification symbolique. La forte personnalité du site a constitué son premier facteur de succès, comme cela est souvent le cas dans des requalifications territoriales.

Le tourisme comme projet territorial a permis la redynamisation des activités locales en trouvant l’image qui devait accompagner le changement d’activité d’un espace. Toute la difficulté a consisté à faire émerger des projets à partir d’un regard neuf sur le patrimoine local.

Histoire de la production d’un site inqualifiable

Du paysage perdu de l’Étang-de-Berre aux valeurs des territoires modernes

Thèse soutenue par Séverine Steenhuyse

Préparée sous la direction de Augustin Berque

Président du jury : M. Jacques Leenhardt, Directeur d’études à l’EHESS

Jury : M. Pierre Donadieu, Professeur à l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles
M. Yves Luginbühl, Directeur de recherche au CNRS

 

 

 

 

 

 

  1. Le Monde, 8 octobre 1991, p. 11.
  2. Alain Tarrius, Les nouveaux cosmopolitismes. Mobilités, identités, territoires, éditions de l’Aube, Paris, 2000, p. 22.
  3. Réhabilitation touristique des sites délaissés, Guide de sensibilisation, Ministère de l’Environnement, 1995, p. 5.
  4. Bilan des actions menées jusqu’à fin 1996, perspectives d’action pour 1997, Plan de reconquête de l'étang de Berre 96-97, Sous-préfecture d’Istres, 1997, p. 32.
  5. Traité dans : Réhabilitation touristique des sites délaissés, Guide de sensibilisation, Ministère de l’Environnement, 1995.
Article modifié le 28/09/2018