Notre dame de la Garde

« Au bout de six mois de démarches diverses entrecoupées de rendez-vous décommandés à trois jours de distance et le refus, évidemment non formulé, du président et du directeur général de la recevoir, Hélène a fini par se retrouver, en ce mois de juin 1965, dans le bureau du numéro trois de la société nationale. Elle sait ce que celui-ci a dû dire à sa secrétaire quelques instants plus tôt : « Allons recevoir la Marseillaise excitée ! Encore une qui défend la marine à voile ! Et bien sûr, pour qui sont les corvées ? Pour moi ! C’est que Madame est députée gaulliste, n’est-ce pas ? »

Elue deux ans et demi auparavant, Hélène a eu maintes fois l’occasion de se frotter à ceux qui se définissent eux-même comme de « grands serviteurs de l’Etat », et qui passent, après l’ENA ou, en l’occurrence, après la filière X-Mines contrôlant EDF, des cabinets ministériels aux multiples sociétés publiques peuplant le paysage économique français. A Matignon ou au ministère de l’Industrie, elle n’a jamais pu se faire entendre des ministres eux-mêmes ou de leurs conseillers. Quand, au cours d’une réception, elle a réussi à expliquer en quelques minutes au Premier ministre le saccage de l’étang de Berre qui se préparait, elle ne s’est attiré qu’un « Voyons, voyons Hélène, ce n’est pas si grave ! » C’est tout juste si le professeur ne lui a pas tapoté la joue.

Jean Cali, son ami de la Résistance, s’était montré plus explicite, six mois auparavant.

–          Hélène, tu ne peux pas t’attaquer à EDF. Et je vais te raconter pourquoi. Le Général voulait la bombe, et pour cela il fallait de l’énergie atomique dont le plutonium était presque un sous-produit. Alors EDF est devenu le sanctuaire absolu. Petit à petit, un Etat dans l’Etat. Intouchable. EDF n’applique pas la politique du gouvernement français, désormais. C’est le gouvernement qui applique la politique de l’EDF, et crois-moi, nous n’avons encore rien vu ! A l’EDF, ils se prennent pour Dieu, c’est simple ! Alors, laisse tomber.

–          Jamais, avait répondu hélène. Ce n’est pas dans mes habitudes.

A Marseille, évidemment, elle n’était parvenue à aucun résultat. On s’abritait derrière Paris. Quant à Defferre, il avait eu, avec sa candidature à la présidentielle, bien d’autres soucis. Elle avait tenté de fédérer les maires des villages bordant l’étang, de Martigues à Berre en passant par Rognac, Marignane ou Vitrolles, autour d’une réaction commune. Elle avait rédigé une sorte de « charte », mais les querelles de clocher avaient bloqué les signatures. Ce qui avait beaucoup fait rire les responsables régionaux de l’EDF. Et, sans-doute, les responsables nationaux, dont celui qui en face d’elle, contemplait ses ongles ras et ses poignées de chemise amidonnés.

–          Mais enfin, reprend Hélène d’une voix blanche, vous savez bien ce que va signifier l’usine hydro-électrique de Saint-Chamas et la canalisation de la Durance dans l’étang de Berre ! En débit, deux mètres cubes d’eau douce contre un mètre cube d’eau salée venu de la mer ! La partie est jouée, pour les poissons et les coquillages ! Mais il y a pire ! Les dépots limoneux, évidemment. Tous les scientifiques sont d’accord : le fond de l’étang va remonter de deux mètres tous les dix ans. En 2050, il n’y aura plus d’étang mais une plaine…

–          En 2050 ? Et alors ? On cultivera… Je plaisante… J’ignore de quels… scientifiques de bazar vous parlez. Les prévisions des vrais scientifiques, ceux de chez nous, sont totalement différentes. Et puis, franchement, au point où en est cet étang par la faute des compagnies pétrolières qui l’ont transformé en bac à huiles usagées, je pense qu’un peu d’eau douce ne peut pas lui faire de mal, au contraire.

Hélène serre les poings. La morgue du directeur est insupportable. Tout le monde connaît la raison du choix d’EDF de déverser les eaux turbinées dans l’étang au lieu de les expédier à la mer ou vers leur destination naturelle, le Rhône : officiellement, un meilleur « tracé » assurant avec une plus grande dénivellation de terrain une production plus importante, mais en réalité un coût sensiblement moindre des travaux. Qu’un désastre naturel soit en gestation, les responsables d’EDF s’en moquent. Pourtant le principe même de la mort de la faune et de la flore de l’étang est facile à comprendre : l’eau douce, ne se mélangera pas avec elle, sauf les jours de grand vent, de mistral. Elle empêchera l’eau salée de s’oxygéner, donc de vivre et d’entretenir la vie. »

Yann de l’Ecotais, « Notre dame de la Garde », roman, éd Plon, 2000.

Article modifié le 02/10/2018