Le tunnel du Rove, oublié de l’histoire

Le plus grand canal souterrain du monde est quasiment oublié de tous. De Marignane à Marseille, fret et passagers ont pourtant circulé grâce à lui pendant trente sept ans sous la chaîne de l'Estaque. On parle aujourd'hui de sa réouverture partielle pour amener de l'eau de mer dans l'etang de Berre.

En cette jolie matinée de mars, le Kylian Tony dessine un doux sillage dans les eaux du canal du Rove. «Je fais gaffe, avec toutes les épaves qu’il y a là-dedans, lance Anthony Herlemann, les yeux rivés sur son sondeur. Et il faut impérativement rester au milieu du chenal car, sur les bords, il y a moins de 20 centimètres d’eau par endroits à cause de l’envasement. » Le jeune pêcheur de trente-trois ans manoeuvre avec la plus grande précaution son bateau, une coque ouverte en polyester de 7,75 mètres, équipée d’un puissant hors-bord. À l’instar des coques Allemand, issues des chantiers éponymes du Grau d’Agde, très répandues sur l’étang de Berre, son tirant d’eau d’à peine 30 centimètres lui permet de s’aventurer dans la lagune.

A bord du “Kylian Tony” avec le patron pêcheur Anthony Herlemann et son ouvrier Christopher. Les pêcheurs naviguent dans les premiers hectomètres du tunnel du Rove depuis l’étang de Berre. Seule une petite portion des 7 kilomètres du canal est accessible de ce côté, jusqu’à la section qui s’est effondrée en 1963.

Désaffectée depuis l’effondrement du tunnel du Rove en 1963, la partie aérienne du canal qui longe le sud de l’étang de Berre est devenue un véritable havre de paix, et un terrain de jeu rêvé pour les amateurs d’aviron. Un rameur à l’entraînement nous dépasse d’ailleurs allègrement. À l’écran du sondeur, la profondeur ne dépasse pas les 4 mètres et remonte parfois brutalement à 1,50 mètre, voire moins. Nous dépassons quelques squelettes de proues qui émergent à la surface. « On trouve de tout au fondUne fois j’ai sorti une moto!», rigole – à
moitié – le jeune pêcheur marignanais. Ici, de toute façon, la pêche est fortement déconseillée, les eaux stagnantes et eutrophisées – chargées en matière organique qui peine à se décomposer -, verdâtres et nauséabondes, ne donnant pas vraiment envie d’y jeter un filet…
D’ailleurs, ce n’est pas pour ça qu’Anthony remonte aujourd’hui le canal du Rove, mais tout simplement pour nous faire découvrir les lieux. L’entrée nord de l’ouvrage apparaît soudain au détour d’un méandre. La gigantesque bouche du plus grand canal souterrain au monde, quasiment oublié de tous, est désormais cachée dans la végétation au beau milieu d’un
paisible quartier résidentiel de Marignane. Arrêté sous la gigantesque voûte de 22 mètres de diamètre, Anthony Herlemann contemple en silence l’intimidant et obscur tunnel qui s’enfonce sous la chaîne de l’Estaque. Tout au bout, à plus de 7 kilomètres, il débouche dans la rade de Marseille, sur la Méditerranée.
Il mesure, exactement, 7,266 kilomètres. Sa section de voûte – de 320 mètres carrés -, représente six fois celle d’un tunnel ordinaire de chemin de fer à double voie. Le plan d’eau, d’une largeur de 18 mètres pour 4 mètres de profondeur, est bordé de chaque côté d’un chemin de halage de 2 mètres. De 1926 à 1963, quand l’ouvrage était en service, deux péniches de 1500 tonnes chacune pouvait s’y croiser…

MOTIVÉS PAR LA CONCURRENCE DU CHEMIN DE FER

Ce tunnel est né d’un constat : tous les grands ports du monde sont à la fois accessibles par la mer, desservis par un grand fleuve et reliés à un réseau de canaux. Marseille a, certes, la Méditerranée, mais le Rhône est loin. Sa rade aux rives accidentées isole d’autant plus son port de l’arrière-pays et de la voie de communication majeure que représente la vallée fluviale. Pour relier le Rhône au départ de Marseille, les bateaux doivent atteindre par la mer le canal d’Arles à Bouc, un itinéraire parfois complexe du fait de la houle et du mistral.
Dès le XVIIIe siècle, les plus brillants ingénieurs hydrauliciens se creusent la tête et les projets de voies navigables se succèdent, avec notamment le canal de Provence, lancé par Floquet vers 1740, qui vise à relier Marseille à la Durance et au Rhône en cheminant vers le nord afin de contourner la chaîne de la Nerthe. Commencé en 1752, il est abandonné à la Révolution. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’on imagine pour la première fois de passer sous la chaîne de l’Estaque pour rejoindre rapidement les eaux calmes de l’étang de Berre, propices à la navigation des navires de charge. Un avant-projet, présente en 1841 par Montricher, propose la réalisation d’un tunnel de 5 040 mètres de long qui franchirait les collines de la Nerthe à une altitude de 50 mètres… imposant la construction de quarante-huit écluses et au moins une jour née de transit à chaque navire ! Cette entreprise irréaliste a au moins eu le mérite de
poser les bases de ce qui sera le futur tunnel du Rove. Au même moment, la construction de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille offre un premier débouché intérieur pour Marseille, tandis que le percement du tunnel ferroviaire à travers la chaîne de l’Estaque démontre la faisabilité de tels projets. La seconde moitié du XIXe siècle va par ailleurs se distinguer par la construction d’ouvrages majeurs, tels que les canaux de Suez et de Corinthe, auxquels vont collaborer activement les Marseillais. Forts du savoir-faire acquis, motivés par la concurrence croissante du transport ferroviaire des marchandises qui explique un fort soutien de la Chambre de commerce de Marseille, l’ingénieur Le Blanc propose en 1873 la solution qui sera finalement retenue : le tunnel navigable sera maintenu au niveau de la mer – et donc à celui de l’étang de Berre -, ce qui impose des travaux de creusement titanesques, mais évite la construction d’écluses.
Il faudra cependant encore attendre trente ans pour que le projet soit réellement lancé. La faute à un contexte économique peu favorable en cette fin de XIXe siècle (c’est la Grande Dépression à l’échelle mondiale), à une préférence politique pour le développement du port du Havre, ainsi qu’à de nouvelles modifications successives du tracé du tunnel. Le 24 décembre 1903, la contruction du tunnel du Rove est enfin déclarée d’utilité publique dans le cadre plus large du projet de canal du Rhône. Cette officialisation marque le début de
nouvelles années d’études, de tergiversations, de montages financiers… Le chantier proprement dit commence le 7 mars 1911 côté mer; il est mené par l’entrepreneur parisien Léon Chagnaud.
Ce bâtisseur n’en est pas à son premier défi : il a notamment déjà réalisé le passage du métro sous la Seine. Mais le percement du tunnel du Rove est une toute autre entreprise. La méthode employée est classique pour l’époque et assure alors la meilleure sécurité possible : la progression se fait par le creusement au marteau perforateur pneumatique et à la dynamite de trois galeries, deux latérales et une de clef. Les galeries latérales (3 mètres sur 3 mètres) formeront la base des quais et permettront de circuler. Elles sont reliées entre elles
tous les 100 mètres par des galeries de communication transversales de dimensions plus réduites (2 mètres sur 2 mètres). La galerie de clef, de même taille, est quant à elle surélevée au niveau de ce qui deviendra la voûte du tunnel. Elle est reliée aux galeries latérales par des cheminées tous les 18 mètres afin d’évacuer les déblais et d’aérer l’ensemble. Au fur et à mesure de la progression, la «couronne» est déblayée. La jonction des trois galeries forme un cintre. La maçonnerie de la voûte est alors réalisée, maintenue provisoirement à l’aide d’une
charpente reposant sur le « noyau central » du tunnel, non encore percé.
Toutefois, la technique doit être adaptée à la nature des terrains traversés: des calcaires sur 5 kilomètres, mais surtout des marnes de qualité médiocre et hétérogène sur 2 kilomètres en deux sites: au Logis-Neuf sur la commune du Rove, et sous Gignac-la-Nerthe. Dans le calcaire, la voûte maçonnée fait I mètre d’épaisseur et s’arrête au-dessus des eaux sur un rebord taillé dans le rocher. Dans les marnes, l’épaisseur de la voûte varie entre I mètre et 2,50 mètres et se prolonge dans l’eau. Dans tous les cas, et pour des raisons de sécurité, la voûte est
constituée d’anneaux indépendants.

L’ESSENTIEL DU CHANTIER SE FAIT À LA FORCE DES BRAS

Les difficultés sont énormes et dépassent toutes les prévisions. Les machines motorisées ultramodernes achetées par Chagnaud – deux « pelles américaines » de 70 tonnes conçues pour le canal du Panama et un excavateur à godet – sont malheureusement remisées au garage après avoir servi au creusement de la tranchée aérienne de Gignac, la guerre empêchant l’acheminement des pièces de rechange et du carburant. L’essentiel du chantier est donc réalisé à la « force des bras ». La progression atteint seulement 2,50 mètres par jour en moyenne et se révèle très variable : en 1920 et 1921, seuls 24 mètres de voûte sont réalisées en seize mois ! Les infiltrations d’eau sont très abondantes et, rapidement, les rigoles prévues ne suffisent plus à écouler les eaux provenant des nombreuses sources rencontrées, imposant l’installation de pompes. L’élimination des déblais de percement pose également de gros problèmes, compte tenu de la longueur du tunnel et de l’exiguïté des galeries de progression.
Durant les premières années du chantier, les gravats sont charges à la pelle dans des wagonnets à traction animale, puis déposés sur des chalands et coulés au large de Marseille. Le procédé sera heureusement mécanisé après la guerre, ce qui accélérera considérablement les travaux. Mais malgré toutes les mesures de sécurité prises par Léon Chagnaud dans son entreprise, les accidents sont fréquents, surtout dans la partie nord où les terrains sont moins homogènes, et entraînent des éboulements. On comptera jusqu’à quatre mille travailleurs sur le chantier, surtout des immigrés italiens, espagnols, portugais.
La Première Guerre mondiale ralentit l’entreprise, mais ne la stoppe pas. Les rangs des ouvriers, réduits par la mobilisation, seront renforcés par de nombreux prisonniers de guerre allemands et autrichiens. Les équipes se relaient jour et nuit toutes les six heures. Il faut fournir 2 mètres cubes d’air par homme et par minute afin d’éviter tout risque d’asphyxie, alors que les manoeuvres travaillent déjà dans l’humidité, la chaleur et l’obscurité. De l’air comprimé est envoyé dans le tunnel en permanence afin d’assurer cette aération. Les ouvriers s’éclairent comme les mineurs à l’aide de lampes portatives à acétylène, tandis que les surveillants de l’administration disposent de lampes électriques à accumulateur, plus résistantes au vent. Le reste des installations, notamment les bureaux, l’atelier de charpente, le magasin général, les baraquements construits pour loger les ouvriers, ainsi que l’usine de compression d’air, installés à l’extérieur du tunnel, bénéficient de l’énergie fournie par la Compagnie d’électricité de Marseille.
La jonction entre les galeries nord et sud a lieu le 16 février 1916. Un moment fort et symbolique: il est désormais possible de relier à pied Marignane et l’Estaque en empruntant le tunnel ! Entre-temps, trois puits d’aération ont été creusés le long du tunnel, afin d’assurer une ventilation naturelle de l’ouvrage. Plus de dix ans plus tard, le 3 août 1926, et après quinze ans de travaux, le chantier du tunnel du Rove est enfin achevé. Le tunnel a été mis en eau en laissant faire les nombreuses sources qui ont tant compliqué la tâche des ouvriers : entre deux barrages disposés aux entrées nord et sud de l’ouvrage, les infiltrations naturelles ont progressivement rempli le canal jusqu’à ce que le niveau atteigne celui des barrages, qui ont alors pu être démontés. 2,3 millions de mètres cubes de déblais, 1 300 tonnes de dynamite et 470 000 mètres cubes de béton et maçonnerie auront été nécessaires. Le grand architecte Gaston Castel est chargé de réaliser les façades de l’entrée et de la sortie du tunnel. L’inauguration a lieu en grande pompe le 27 avril 1927 : le président de la République Gaston Doumergue
parcourt les 7,266 kilomètres du canal souterrain à bord d’une vedette en 35 minutes. La presse nationale s’empare du sujet et compare l’exploit de cette construction à celle des pyramides d’Egypte…

LA CATASTROPHE NE FAIT AUCUNE VICTIME

La première traversée a eu lieu le 23 octobre 1926 -elle prend en moyenne 2 heures-, puis le trafic de marchandises augmente progressivement: de 11 000 tonnes en 1931, il atteindra 300 000 tonnes en 1952. Les villes bordant l’étang de Berre (Martigues, Marignane, Châteauneuf-lès-Martigues, Gignac-la-Nerthe), alors en pleine croissance industrielle, attendent beau
coup de ce nouvel équipement. Outre le fret, des passagers transitent via ce tunnel qui permet aux travailleurs, comme aux visiteurs, de voyager bien plus rapidement du bassin industriel de Berre à l’aire urbaine de Marseille.
Mais, dans la nuit du 16 au 17 juin 1963, soit trente-sept ans après sa mise en service, le tunnel du Rove s’effondre sur 200 mètres de longueur. Un cratère de 45 mètres de diamètre et 15 mètres de profondeur se forme en surface. La catastrophe survient en pleine nuit, alors qu’aucun navire ne circule, et elle ne fait aucune victime. L’éboulement se produit sur la commune
de Gignac-la-Nerthe, dans un secteur à l’époque inhabité, et il est provoqué par l’une des poches de marne, la plus friable du tunnel, qui avait déjà posé de sérieux problèmes techniques lors de la construction de l’ouvrage. Un phénomène naturel est en cause, bien connu dans les formations marno-calcaires: la circulation des eaux souterraines entre la surface et le tunnel a progressivement creusé un vide dans le substrat, plus meuble que la pierre constituant la voûte. C’est ce vide qui a provoqué l’effondrement brutal à la verticale du canal, entraînant l’affaissement de la voûte à l’intérieur du tunnel.
Personne ne semblait s’y attendre à l’époque. Pourtant, des rapports d’ingénieurs, et d’autres témoignages datant du chantier ou de la période d’exploitation du tunnel, évoquaient déjà cette section de l’ouvrage, située entre les anneaux de voûte 892 et 911, car elle présente «un terrain mauvais […] qui se transforme immédiatement en poussière au contact de l’air»,
comme l’écrit R. Zegler en 1923. Léon Chagnaud lui-même, peu de temps avant sa mort, racontait encore les nombreux accidents qui avaient eu lieu dans le souterrain lors de sa construction « sur une longueur de 120 mètres environ à une distance de 2 kilomètres environ de la tête Nord»… soit là où s’est produit l’effondrement.
Le 17 juin 1963 au matin, c’est la vedette à passagers Storm qui découvre le désastre. «Paul-René Romagnoli pilotait», raconte Bernard Moret, moniteur de voile lyonnais à la retraite, qui a racheté le fameux navire et vit à bord à Bouc, avec son épouse, depuis 1970. « II y a plusieurs versions de ce qui s’est passé ce jour-là, mais ce qui est certain c’est que le Storm s’est engagé dans le tunnel malgré la fumée qui s’en échappait, Romagnoli pensant qu’il s’agissait de l’échappement d’un bateau le précédant. Il a mis un moment avant de comprendre ce
qu’il s’était passé, l’effondrement ayant eu lieu à près de 2 kilomètres de l’entrée nord ! ». Le Storm, qui mesure 22 mètres, est plus long que le tunnel n’est large et devra effectuer une délicate marche arrière pour en ressortir.
Pour contenir l’éboulement, on construira deux murs de béton de forte épaisseur, la voûte étant renforcée de part et d’autre par des contre-voûtes, également en béton. Car trente-sept ans après la mise en service du tunnel, l’intérêt économique qui avait suscité sa construction n’est qu’un souvenir…
Conçu pour acheminer les marchandises débarquées au port de Marseille, le tunnel ne sert déjà plus, au début des années cinquante, qu’au transport des hydrocarbures. Mais après l’arrêt de la raffinerie de Mourepiane, et avec le développement de Fos-sur Mer et de son port en eaux profondes au début des années 1960, l’organisation régionale du transport d’hydrocarbures évolue. Fos devient un port majeur, voué à accueillir superpétroliers et superminéraliers : la taille des unités augmente considérable ment et les navires empruntent le canal d’Arles à Bouc qui a été élargi pour les besoins de la zone de Fos, ainsi directement reliée au Rhône. Les « petites » péniches qui transitaient par le Rove n’ont plus rien à transporter… Excentré et sous-dimensionné, le tunnel est devenu inutile.

UNE TRANCHÉE DEVENUE MALSAINE

Si l’effondrement n’entraîne pas de catastrophe économique, il va en revanche engendrer de graves problèmes écologiques. Car non seulement les péniches ne passent plus… mais l’eau de mer non plus. Un mois après l’effondrement, la presse locale informe déjà les Marignanais : « En raison de la pollution de l’eau du canal traversant la commune, il est fortement recommandé aux habitants de ne pas se baigner dans cette tranchée qui est devenue malsaine. »
Le milieu aquatique fermente et les analyses menées par le port autonome de Marseille confirment que les eaux du canal dégagent des gaz de décomposition toxiques comme le méthane, également inflammable.
Cinquante-cinq ans plus tard… rien n’a changé. Jean-Michel Boccogano, en charge du canal du Rove au service annexe des voies navigables du Grand port maritime de Marseille (GPMM) qui gère l’ouvrage, explique: «Les riverains qui vivent le long du canal et à proximité de l’entrée du tunnel se plaignent régulièrement des odeurs nauséabondes qui s’en échappent… Pénétrer dans le tunnel reste par ailleurs interdit sans autorisation, notamment parce que des gaz toxiques s’y accumulent. C’est un endroit confiné, mal aéré à cause du “bouchon” que forme l’éboulement… » Si, côté sud, le bras du canal est relié à la Méditerranée via le port de la Lave à l’Estaque, donc avec une eau renouvelée et oxygénée, au nord, c’est
un véritable bras mort, à l’eau trouble et verdâtre, bien que relié à l’étang de Berre.
«Cet étang est une lagune méditerranéenne profonde», rappelle Raphaël Grisel. Le jeune directeur du syndicat mixte chargé de l’étude et de la restauration de l’étang de Berre (GIPREB,) se raidit lorsque qu’on parle du «lac» en l’évoquant. «C’est important de faire la différence, car c’est un milieu naturel très particulier, composé d’eau saumâtre et non douce, et écologiquement relié à la mer.» Cette lagune s’est formée après la dernière glaciation il y a plus de vingt mille ans. Le niveau de la mer est alors monté de 100 mètres et a
incisé la chaîne de l’Estaque, noyant le bassin et formant l’une des plus grandes lagunes d’Europe, longue de 20 kilomètres sur 16,5 kilomètres, et profonde en moyenne de 6 mètres. « Un milieu très riche, à l’origine, explique le scientifique, avec des peuplements denses et étendus de plantes aquatiques, d’importantes populations de poissons marins, de coquillages.  Jusqu’au début du XXe siècle, on y pratiquait une pêche traditionnelle abondante, l’eau était de très bonne qualité. »
Mais, en réalité, ce petit paradis est déjà en sursis, l’industrialisation des rives de l’étang ayant commencé près d’un siècle auparavant. « L’industrie chimique démarre, avec la construction de plusieurs usines de soude et d’acide sulfurique dans l’Ouest, pour répondre aux besoins des savonneries et des verreries marseillaises. En effet, la végétation locale était particulièrement appropriée pour ces productions », raconte Raphaël Grisel. Ces usines sont responsables des premiers rejets industriels massifs et extrêmement polluants dans
l’atmosphère et les eaux de la lagune.

LE PARADIS TRANSFORMÉ EN ÉGOUT À CIEL OUVERT

Toutefois, cette première industrie, isolée et fragile, disparaît tandis que les grands travaux d’aménagement des voies navigables -dont le canal du Rove- sont réalisés. L’ère pétrolière de l’étang de Berre débute, créant un site désormais dédié à l’industrie chimique, accueillant des villes nouvelles, dotées de structures portuaires et ferroviaires le reliant à Marseille. Raphaël reprend : «Mais jusqu’à la moitié du XXe siècle, on ne ressent pas encore vrai ment les effets des pollutions industrielles, l’écosystème ne semble pas encore touché, le stock de poissons est florissant, ainsi que les grands herbiers de zostères [plante aquatique proche des posidonies, formant des herbiers très importants notamment pour la faune marine], on exploite les moules et les palourdes. »
La situation change brutalement dans les années 1950 : en raison de la pollution chimique croissante, la contamination de la matière vivante entraîne en 1957 l’arrêt de la pêche professionnelle. Et tout s’en chaîne. En 1963, le tunnel du Rove s’effondre, condamnant jusqu’à nouvel ordre le renouvellement des eaux de l’étang de Berre, désormais limité aux faibles entrées générées par le chenal Caronte au sud-ouest, fortement dépendantes des marées. Et, trois ans plus, tard, en 1966, EDF met en service la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas sur la rive nord. « On ne s’en doute pas encore à ce moment-là, mais une véritable catastrophe écologique est en marche», remarque le directeur du GIPREB. La centrale EDF se met du jour au lendemain à déverser en moyenne 4 milliards de mètres cubes d’eau douce par an dans l’étang de Berre, une lagune saumâtre d’environ I milliard de mètres cubes… dont la principale source de renouvellement d’eau marine vient de s’effondrer ! En plus d’être polluée, l’eau de l’étang de Berre s’adoucit donc considérablement.

Dans le même temps, l’essor de la pétrochimie favorise l’explosion urbaine des villes nouvelles du pourtour de l’étang, comme Vitrolles, Marignane ou Berre l’Étang, et de leurs rejets. Les espèces marines disparaissent. L’image de l’étang de Berre change radicalement auprès du grand public. «On venait de toute la région, et notamment de Marseille, pour s’y baigner le week-end, se promener, pêcher, ramasser des huîtres et des oursins… En quelques années, cette image de petit paradis s’est changée en celle d’une sorte d’égout à ciel ouvert», regrette Fabienne Scibonnat. Cette Martégale amoureuse de la lagune vit avec son compagnon à bord de La Mèche, une ancienne mahonne – péniche sans moteur, tractée – de 25 mètres, construite en 1902 et amarrée aujourd’hui au port de Martigues. La cinquantaine calme et bienveillante, cette prof de yoga a littéralement grandi dans l’étang. «Et comme vous pouvez le voir, j’ai toujours mes deux bras et mes deux jambes ! », dit-elle en riant. Comme beaucoup d’habitants des rives, elle a une relation ambiguë au passé industriel de l’étang: «Nos parents se sont installés ici pour travailler aux usines, ce sont elles qui nous ont fait vivre, elles nous ont nourris. Sans elles, nous ne serions pas là, tout simplement! » Par la vaste baie vitrée du salon en bois de la chaleureuse péniche, il faut bien avouer que la lagune est majestueuse. «On n’était pas riches, on n’allait pas à la mer tous les weekends ! », se souvient-elle. «On prenait la charrette et on partait pique-niquer sur la plage au bord de l’étang à deux pas de la maison, on était tranquilles, c’était le paradis ! »

FAIRE À NOUVEAU CIRCULER L’EAU DE MER

À partir de 1971, devant l’ampleur indéniable des dégâts, un important plan de réduction des pollutions et des rejets industriels est imposé. À défaut de résoudre le problème de la salinité, la qualité chimique de l’eau s’améliore et la pêche professionnelle est finalement rouverte en 1994. La qualité sanitaire de l’eau remonte également grâce aux travaux réalisés sur les systèmes de traitement des eaux des communes riveraines. Mais Raphaël Grisel ne se réjouit pas trop vite… «Le vrai problème, lui, persiste ! », rappelle le spécialiste. En effet,
même si la centrale EDF de Saint-Chamas a réduit de manière importante ses rejets d’eau douce dans l’étang, notamment depuis une mise en demeure adressée par l’Europe en 2005 et menaçant la France de pénalités financières, 1,2 milliard de mètres cubes sont toujours déversés chaque année dans l’étang de Berre. « On observe une nette augmentation de la  transparence de l’eau, mais cela ne signifie pas que cela va mieux d’un point de vue écologique. En réalité au cours des cinq dernières décennies, cette énorme quantité d’eau douce injectée dans l’étang, en se confrontant aux entrées d’eaux marines par le canal de Caronte, a formé une halocline, c’est-à-dire une stratification entre une couche d’eau de surface
plus douce glissant sur une couche de fond plus salée. On peut littéralement voir la limite en plongeant ! Car ces deux couches ne se mélangent pas. Et cette halocline forme une barrière empêchant la diffusion de l’oxygène depuis la surface. »
Ce sont les résultats de plus de quinze ans d’études et de modélisations menées par le GIPREB. Le comité scientifique a ainsi démontré l’existence d’une grande zone anoxique – dépour
vue d’oxygène – au centre de l’étang, où aucune vie ne peut se développer. «De plus, en l’absence d’oxygène, et donc de vie, les matières organiques s’accumulent, car elles ne sont plus
décomposées. Ce qui aggrave encore l’eutrophisation de l’étang», ajoute l’écologue. Les scientifiques réalisent que l’eau de mer, pauvre en nutriments et bien oxygénée, est une alliée puissante pour la biodiversité des lagunes : les plongées dans le chenal de Caronte, où l’eau est renouvelée, montrent une biodiversité plus conforme à celle des lagunes méditerranéennes. Mais dès que l’on s’en éloigne pour plonger plus loin dans l’étang de Berre, les fonds se transforment en désert biologique. Une véritable sélection par l’oxygène s’est mise en place. Les découvertes réalisées par les scientifiques réveillent une idée qui trotte dans la tête des gestionnaires locaux depuis… 1963 : rouvrir le tunnel du Rove. Pas à la circulation des bateaux, qui n’a plus d’utilité réelle et qui demanderait des travaux considérables, mais à l’eau de mer qui circulerait à nouveau entre la Méditerranée et l’étang de
Berre. «L’idée consiste à faire transiter l’eau dans une buse à travers l’éboulement, à l’aide d’une pompe de manière à ce qu’elle ne circule que dans un seul sens, c’est-à-dire vers l’étang», explique Raphaël Grisel.
Injecter en permanence de l’eau de mer, bien oxygénée, permettrait de renouveler progressivement les eaux du canal du Rove, puis de l’ensemble de la lagune, afin de retrouver à terme un fonctionnement équilibre des écosystèmes aquatiques, mais aussi des usages de la pêche, des loisirs nautiques… et redorer l’image de l’étang de Berre en améliorant la qualité de vie des populations riveraines.

« LE COLLÈGUE A VU DU MUGE EN MASSE HIER»

Le projet a été chiffré récemment à 31 millions d’euros par le maître d’oeuvre désigné par le GPMM. «C’est une somme qui peut paraître importante, mais qui en réalité ne l’est pas tant que ça, compte tenu des intérêts écologiques, touristiques, sociaux, paysagers de l’opération. C’est le prix qu’a coûté la station d’épuration de Vitrolles par exemple », relativise Raphaël, qui est l’un des principaux moteurs du projet.
Reste à trouver des financeurs. Car le budget a considérablement augmenté depuis la première estimation à 8 millions d’euros réalisée en 2002, alors intégralement financés par l’Agence de l’eau, la région et le département. Le GIPREB travaille donc à une réévaluation des coûts, grâce à l’optimisation des équipements et aménagements existants, qui pourrait permettre de diviser la note par deux.
Plusieurs scénarios sont à l’étude, quant au débit de la pompe à installer. Celui-ci devrait tendre vers les 10 mètres cubes par seconde, soit un courant de seulement 5 mètres par minute dans le tunnel. «Ce qui est extrêmement faible quand on y pense. On évite ainsi tous les risques de transport de sédiments plus ou moins pollués par des décennies de dépôt dans le  canal», se félicite le directeur du GIPREB.

C’est en effet la crainte des Marseillais qui voient d’un oeil méfiant la réouverture du tunnel alors que d’importants aménagements touristiques ont été réalisés depuis dans la rade de
Marseille. Le projet défendu par le GIPREB serait par ailleurs modulable en fonction des résultats, grâce à une pompe réglable en débit, et en aucun cas irréversible. Alors ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot a désigné en février 2018 deux rapporteurs pour expertiser ces nouvelles solutions.

A bord du “Kylian Tony” avec le patron pêcheur Anthony Herlemann et son ouvrier Christopher. Les pêcheurs virent le filet entremaillé filé “à la sinche”, à l’aide de la roue vire-filet motorisée fixée à la proue.

À bord du Kilyan Tony, Anthony Herlemann adresse un clin d’oeil à son matelot, Christopher : « Le collègue a vu du muge [nom local donné au mulet] en masse dans le chenal de Caronte hier… Dans deux ou trois semaines, il y en aura plein l’étang ! » Le mois de mars, c’est la basse saison pour les pêcheurs de Berre, mais Anthony sort quand même, ne serait-ce que pour jeter un oeil. « Rien qu’avec le muge, je fais 20 pour cent de mon chiffre d’affaires, mais actuellement je le vends I euro le kilo ! Je peux te dire que j’ai intérêt à en pêcher un paquet. »
Anthony est le seul pêcheur du petit port du Jaï de Marignane à détenir la licence de pêche à l’anguille, qui lui permet de rallonger sa saison jusqu’à la fin de décembre. Ils ne sont qu’une cinquantaine à pouvoir pêcher ce poisson emblématique – et à forte valeur ajoutée – dans l’étang de Berre. C’est en effet l’une des seules espèces à avoir bénéficié de l’adoucissement dramatique des eaux de la lagune ces dernières décennies. Une aubaine pour les pêcheurs.

Tous les bateaux des pêcheurs professionnels de l’Etang de Berre sont du même type, avec une coque résine à fond plat, un large pont dégagé afin d’y répandre le poisson pêché (pas de cales, pêche à la journée), un moteur hors-bord, une roue vire-filet fixée à la proue et une petite passerelle abritée. Beaucoup d’entre eux ont une coque dotée de petites ailettes permettant d’augmentée la portée de la coque lors des grosses journées de pêche.

 

Quelques belles palourdes pêchées sur le Jaï.

«Et cette année, j’ai fait mes débuts dans la pêche à pied ! », explique Anthony. « Ma mère est Bretonne, de Dinan, mais mon père est d’ici, et c’est ici que j’ai appris la pêche, avec lui. On est des pêcheurs embarqués, on pêche au filet… la pêche à pied, on n’y connaît rien !», rigole-t-il. Le 1er février dernier, la pêche professionnelle à la palourde a été rouverte sur l’étang de Berre, car le coquillage a été jugé à nouveau consommable sans risque. Une satisfaction pour tous les pêcheurs de l’étang, qui voyaient les bivalves envahir le rivage depuis déjà plusieurs années. D’après les scientifiques, cette prolifération n’est pas une bonne nouvelle : la palourde, coquillage opportuniste, est une espèce envahissante qui profite de conditions favorables pour prendre toute la place au détriment des autres espèces. Ce n’est pas bon pour la biodiversité.
Quoi qu’il en soit, à l’été 2018, la chaleur et les vents faibles, associés à de forts apports d’eau douce, ont entraîné une anoxie complète des eaux, et la disparition de la ressource dès 2 mètres de profondeur. La pêche à la palourde, interdite un temps pour des raisons sanitaires, réautorisée par zones ensuite, est finalement prohibée depuis le 10 septembre, pour permettre aux gisements subsistants de se renouveler. Le moratoire devrait durer au moins un ou deux ans, selon le GIPREB. Outre la déception des pêcheurs qui s’étaient résolus à gérer cette ressource avec discernement, cet épisode vient souligner la fragilité des équilibres dans l’étang.
« La réouverture du tunnel du Rove, personnellement, j’en entends parler depuis que je suis gamin », soupire Anthony Herlemann. «Nous, les pêcheurs, on n’est ni pour ni contre, car on ne sait pas quelles conséquences cela va avoir sur la ressource. On le voit bien avec les anguilles, les coquillages et tout le reste, que la salinité augmente ou diminue, l’effet est différent sur chacune des espèces, tout comme la température de l’eau ou sa transparence. On n’est pas contre, car il est indéniable que notre étang est malade. Mais je me garde bien de faire des pronostics… On verra bien ! »
C’est assez pour aujourd’hui. Les 175 chevaux du hors-bord Yamaha rugissent, cap sur le port du Jaï. Anthony se blottit à l’abri du vent dans la petite cabine. «Vivement l’été, tiens… Faut revenir nous voir à ce moment-là pour pêcher la dorade en short et T-shirt ! Car c’est aussi ça être pêcheur de Berre ! » •

par Thibaut Vergoz/Zeppelin Network

Article publié dans le “Chasse-marée”, n°299, novembre 2018.

Remerciements : à Raphaël Grisel et Élisabeth Le Corre du GIPREB, pour leur disponibilité ; à Michel Méténier, historien et auteur de l’ouvrage de référence sur le tunnel (Le Tunnel du Rove, Éd. Paul Tacussel); à Anthony Herlemann ; à Jean-Michel Bocognano et à Patrick Laborde du GPMM ; à Bernard Moret et à son épouse pour leur accueil à bord du Storm et à Fabienne Scibonnat sur sa péniche La Mèche.

 

Le saviez-vous ?

Le tunnel du Rove est le canal souterrain maritime le plus long du monde, 7.2 km en ligne droite, toujours inscrit au livre Guiness des records…

Article modifié le 20/01/2020