Maritima
"De son appartement situé au neuvième étage, le front posé contre la vitre du salon, Jessica surplombait le chenal de Caronte.
A gauche, le viaduc autoroutier. A droite, l’étang de Berre et sa frontière marquée par le pont levant du canal Galiffet. Au-delà du viaduc autoroutier, les usines et la mer. Au-delà de l’étang de Berre, la montagne Sainte-Victoire et la garrigue. Comme chaque jour d’été, la lumière était pure, peut-être trop franche. Que laissait-elle deviner ? Jessica fouillait du regard la colline en face, au dessus-du quartier de Ferrières, de l’autre côté de l’Ile. Quelqu’un marchait au milieu des oliviers, coteau de nature tranquille derrières les tours d’immeubles. Sûrement un touriste voulant rejoindre la chapelle des Marins qui domine la ville, blanche sur le ciel bleu. (…)
Elle se redressa, reprit sa place de vigie, tout en changeant de vue. Les oliviers ne l’intéressaient plus. L’eau qui coulait en bas de chez elle devint l’objet de son étude et elle réajusta ses jumelles. Au niveau du Pont levant qui traverse le canal Galiffet, reliant l’Ile à Jonquières, le quartier où elle vivait, elle aperçut une masse sombre qui se déplaçait à la surface. elle l’identifia immédiatement : un banc de muges. Parmi eux, des femelles pleines qui, nageoires contre nageoires, filaient vers le chenal de Caronte en direction de la mer. D’un mouvement vif, maintes fois exécuté, elle se détourna et braqua ses lunettes sur Ferrières, sur l’esplanade de sable, sorte de plaine brûlée qui s’étendait derrière la mairie et la Grande Halle. Sous la tonnelle d’un baraquement en tôle au bord de l’eau, quatre hommes jouaient aux cartes, négligeant d’étudier les remous du chenal. Jessica s’élança vers son canapé, se pencha par-dessus le dossier. Assis par terre, caché dans l’ombre du meuble, un petit garçon de cinq ans avait les yeux rivés sur un écran de téléphone portable. Une vidéo déroulait l’histoire d’une voiture rouge douée de parole.
- Sébastien, donne-moi mon téléphone, je dois appeler Joseph !
L’enfant n’eut pas le temps de tendre l’appareil à sa mère, elle le lui ôta des mains. Un “vroum ! vroum !” s’échappa de ses lèvres fines. Jessica retourna à son poste de veille, le portable collé à l’oreille.
- Papi ? C’est Jess…
De l’autre côté du chenal, à la table des joueurs de cartes, un homme aux cheveux blancs se leva et se tourna vers l’immeuble. depuis longtemps, il n’avait plus à compter les étages. en toute circonstance, il ne remarquait qu’elle, et même si sa vue avait baissé.
- Un banc ? lui demanda-t-il d’une voix étouffée.
- Il fonce sur vous !
Joseph replia son téléphone à grosses touches et s’adressa à ses partenaires de jeu.
- La belote est finie pour aujourd’hui, il faut remonter le calen. Un banc vient de passer sous le pont.
Les deux plus jeunes joueurs renversèrent leurs chaises à la paille rongée de sel, au vernis écaillé sous l’élan répété de l’urgence, se précipitèrent vers une corde à linge, tendue au-dessus de casiers et de filets, y décrochèrent des pantalons cirés qu’ils enfilèrent à la va-vite sur leur short, tant pis pour la chaleur.
- Toi aussi, Emile, bouge-toi. Ce que tu peux être lent ! dit Joseph en pressant l’épaule d’un homme, peut-être aussi âgé que lui, qui était resté assis.
- Longagne, moi ? Tu interromps la partie au moment où on a la main…, protesta Emile en repoussant sa chaise de ses fesses cagneuses à travers un bleu rapiécé.
D’un pas mou, il pénétra dans le cabanon aux parfums de débauche marine, depuis l’arôme dense, presque solide, laissé par le vidage de poissons, jusqu’à l’odeur piquante de la résine de polyester et de la fibre de verre qu’ils destinaient à la réparation des bateaux. Sur une table en Formica, il récupéra deux découd-vite en marmonnant : “té, un découd-vite, si je suis lent, ça devient un découd. Et un découd, ça a pas beaucoup de sens. Bah, question de sens, ça fait longtemps que j’ai battu en retraite, alors…” De l’extérieur, Joseph cria, cela lui arracha la gorge :
- Qu’est-ce que tu racontes ?
Joseph ne parvenait plus à brusquer ses cordes vocales ni à hausser le ton. D’après lui, il s’agissait d’un problème pulmonaire. Il pensait même en avoir trouvé l’origine : tout connement le vieillissement cellulaire. L’aphonie le guettait ? Il s’en foutait. A chacune des conversations importantes de sa vie, il avait eu envie de parler d’autre chose, sans jamais y parvenir. (…)
Joseph entraîna Emile vers le treuil automatique. Postés aux commandes, les deux jeunes pêcheurs étaient prêts à en actionner le mécanisme.
- Alors ? demanda Joseph.
- Rien, dit l’un des gars. le banc est peut-être allé faire un tour du côté du Miroir aux oiseaux, il y a encore beaucoup d’algues à gratter sous les coques des pointus.
Après le pont levant, le canal Galiffet forme sur l’Ile et suivant le quai Brescon une vasque aux eaux calmes, abritant un port d’une vingtaine d’anneaux où s’amarrent les barques à voiles. A son extrémité ouest, bornée par un autre pont, petit et fleuri celui-là, aux voussoirs anciens qu’il a fallu rénover, elle débouche sur le canal Saint-Sébastien qui fend l’Ile en deux et plus loin, se jette comme le canal Galiffet dans le chenal de Caronte. Appelée le Miroir aux oiseaux, cette enclave paisible, qui avec l’étang donne l’impression que la ville entière flotte, est le lieu d’élection des muges, de leur besoin -pacifique, puisqu’ils ne s’attaquent qu’aux algues- de manger.
- Hein, bouffer encore ? s’écria Emile. Mais l’hiver est passé depuis longtemps, c’est le cagnard maintenant ! Elle dit quoi, Jessica ?
Ils relevèrent la tête vers l’immeuble rose de Jonquières, sur la berge opposée. Au neuvième étage, en plus de Jessica, ils aperçurent la silhouette de Sébastien. la mère et le fils frappaient à la vitre, désignant avec détermination une ombre à proximité.
- Là ! cria l’un des jeunes pêcheurs.
A une vingtaine de mètres, l’eau bouillonnait et scintillait, les écailles des muges qui nageaient à la surface renvoyaient les rayons du soleil. Les deux jeunes pêcheurs lancèrent le moteur du treuil qui entraîna chaînes et filins dans un cliquetis infernal, les maillons choquaient les uns contre les autres à mesure qu’ils s’enroulaient autour du moyeu. Par le jeu des poulies, le calen qui était posé au fond du chenal, fixé par des pieux à chaque rive, se souleva et émergea dans les gerbes, formant un “W” dont les deux creux restaient inondés, pareils à des cuvettes.
Le beau piège ! Chaque été et depuis près de deux cents ans, les poissons se faisaient attraper dans le chenal, à l’endroit même où la haute mer n’est plus très loin, toujours tout droit, en passant devant les usines, puisque l’industrie s’est un jour installée là.
Les deux pêcheurs montèrent à bord d’un vieil optimist chargé de casiers vides. debout en équilibre, ils progressèrent à l’intérieur même du filet, dans l’un de ses replis immergés. Ils atteignirent le plus gros de la prise en s’agrippant aux mailles. Le ventre des muges était tendu. d’oeufs chez les femelles. De laitance chez les mâles.
- Crie-leur “combien”, dit Joseph à Emile.
- Combien ? s’époumona Emile.
- Une vingtaine ! Qu’est-ce qu’on fait des mâles et des femelles qui ne sont pas assez grosses ?
- Qu’ils les remettent à l’eau, ça fera peut-être une belle pêche pour Hakim. Je l’ai vu sortir son bateau ce matin, dit Joseph à Emile.
- A la flotte ! beugla Emile.
Tout en tenant délicatement les poissons au niveau des ouïes, les deux jeunes pêcheurs jaugèrent la plénitude des femelles, rejetèrent les plus sèches, ainsi que les mâles. Au bout d’un quart d’heure, ils fixaient le fond de leur barque avec consternation. Un casier avait suffi. Dedans, cinq poissons sur le dos. Devant ce résultat, Joseph et Emile restèrent eux aussi interdits. (…)
Les deux pêcheurs déposèrent le casier sur la table, mouillant les cartes à jouer, puis rebroussèrent chemin vers le treuil. Le filet devait être replongé dans les profondeurs du chenal. Joseph et Emile se saisirent chacun d’un muge. Joseph caressa le ventre plein de son poisson avant de l’inciser. Emile glissa la pointe de son découd-vite sous la peau du sien, sans même attendre qu’il soit mort. L’opération réclamait beaucoup d’adresse puisqu’il fallait garder intactes les viscères et la double poche. A leurs âges, Joseph et Emile avaient absorbé les moindres gestes de leur ouvrage. Joseph avait rattrapé Emile dans le processus, tous deux contemplaient la couleur ambrée des oeufs sous la fine pellicule irriguée de vaisseaux sanguins qui les agglomérait.
- C’est beau, hein ? dit Joseph.
- C’est bon surtout, répondit Emile. Mais est-ce que, comme les oursins, ça fait vivre plus longtemps ?
Depuis soixante ans, ils avaient, à ce stade de la récupération des oeufs, toujours le même échange. Joseph avait commencé à travailler au calen à vingt-trois ans, Emile à quinze. Les taches sur leurs mains et les rides aux coins de leurs lèvres venaient de là, de ce qu’ils avaient été jeunes un jour, de ce qu’ils ne l’étaient plus ; du mistral et du soleil que pendant toutes ces années, ils avaient endurés.
Le moment était venu de détacher la double poche en la désolidarisant du muge. Joseph et Emile passèrent leur découd-vite sous le pécou, la bride de chair qui la maintient à la queue. D’un coup sec et méticuleux, ils le sectionnèrent. Les cinq doubles poches récupérées, ils les transportèrent à l’intérieur du cabanon, les rincèrent à l’eau froide avant de les essuyer et de les poser dans un bac où ils les recouvrirent de sel.”
Sigolène VINSON, Maritima, Les éditions de l’Observatoire.
Photographies Franck Pourcell