Interview de Yves ROSAIRE, pêcheur
« J’ai commencé à travailler très jeune dans l’étang. C’était en 1952 et ce, jusqu’en 1959. Après, je suis parti en Algérie. Quand je suis revenu, tout avait bien changé : on avait perdu l’étang.
Mon père avait commencé à y travailler un peu avant 52. C’était un étang très prospère. Il y avait beaucoup de monde qui vivaient du coquillage. C’est une richesse qu’on a anéantie, un vrai massacre. Cet étang a été condamné.
Je suis revenu le jour de l’indépendance de l’Algérie. Je suis allé travailler sur un chalutier au large. On avait tant de facilités sur l’étang que je ne comprenais pas pourquoi je devais aller me calciner en pleine mer. Dans l’étang, il suffisait de se baisser pour prendre du produit et on ne se cassait pas la tête à faire des heures et des heures ! C’était facile. Il y avait de tout : des palourdes, des moules, des clovisses, des oursins, des huîtres bien sûr et en quantité incroyable. On vendait les oursins à Marseille devant la porte de l’ancienne Criée, là où maintenant, il y a le théâtre. Les gens se jetaient dessus. On allait de temps en temps à Aix car on y était sollicité. Il ne faut pas croire qu’on s’enrichissait, mais on gagnait bien notre vie.
En 1953, mon père s’est fait arracher un bras sur le bateau et à 13 ans, je suis devenu soutien de famille… Il a fallu demander une dérogation au ministère de la Mer à Paris pour que je puisse sortir en mer ! Comme j’avais commencé à travailler en 1952 sur l’étang de Berre, c’est là que j’ai continué. Avec mon père, on est allé à Alger rencontrer des clients potentiels et on est revenu plein d’espérance car il y avait déjà du produit de l’étang de Berre qui transitait par l’Algérie. On faisait 60 tonnes de moules par semaine. Quand mon père s’est rétabli, on allait devant la Touloubre et on chargeait à bloc les bateaux , environ 2 à 3 tonnes de moules !
On était une véritable entreprise, 25 femmes travaillaient pour nous, pour trier les moules. A cette époque, il n’y avait pas de machines. Je partais le matin de Carteau à 8 heures. Ma mère me faisait mon panier et je partais travailler. Dessous les moules, il y avait des grosses palourdes et dans la journée, je remplissais un panier en osier, 70 kilos en m’amusant, entre deux cales. On ne les vendait pas chères, mais cela faisait un bon « à côté ». Après, on a commencé à s’y intéresser un peu plus. Mais on ne pouvait pas tout faire ! Il y avait tellement de possibilités dans l’étang…
Quand on a eu un petit moment de creux avec les moules, mon père m’a proposé de faire de la palourde. A chaque fois qu’il y avait un gros coup de mistral, le long de l’étang, sur la plage du Jaï ou de Cadéraou à Martigues en passant par Figuerolles, la mer ramenait des centaines de tonnes de moules et dedans et en dessous, des palourdes. On remplissait des camionnettes. Il fallait faire vite et les trier car certaines étaient en souffrance.
On ne peut pas imaginer la richesse de l’étang et c’était pareil pour les poissons. Il y avait des quantités de loups. On passait au milieu de bancs qu’on ne pêchait pas car on ne pouvait pas tout faire. Il aurait fallu des journées de 48 heures tellement il y avait du produit.
Avec les moules, on ramassait parfois quelques huîtres, mais ce n’était pas tellement riche. Jusqu’au jour où, aux trois frères à la Mède, on est tombé sur un plateau d’huîtres. Il y en avait tellement qu’on ne pouvait pas remonter la drague. Pour mon père, c’était une mine d’or ! Je me souviens de ces yeux, c’était comme s’il avait vu la caverne d’Ali Baba. En une heure, on a remonté une tonne. On a commencé à faire la vente au niveau régional, un peu aussi sur Sète. Mais ce n’était pas satisfaisant. Alors on a rempli un camion de trois tonnes et on est monté à Arcachon pour montrer nos huîtres à un courtier en coquillages. Il nous a dit « vous remontez quand ? ». « Laissez nous le temps de les pêcher et de les monter ! » lui a -t-on répondu. Finalement, il y avait tellement de demandes qu’on s’est retrouvé dans une situation où on ne dormait plus à la maison ! Je partais à l’étang, je chargeais mon bateau avec deux tonnes et demie d’huîtres, je revenais pour charger mon camion, ma mère me donnait mon panier pour manger et je reprenais la route. Avec mon père, on se relayait, car la route était longue et sans autoroute ! Je conduisais sans permis à cette époque. Après plusieurs voyages pour ce courtier, on a été contacté par les ostréiculteurs du Cap Ferret et on n’arrivait plus à fournir. Ils venaient nous attendre à Agen pour être sûrs d’avoir leurs huîtres. On a passé des centaines de tonnes d’huîtres. On a fait cela jusqu’en 1956. Mais au fur et à mesure qu’on ramassait, on découvrait des huîtres qui en dessous étaient mal formées. Cela nous obligeait à les trier, c’était beaucoup de travail.
On était aussi saturé des huîtres. Alors mon père m’a dit « on va aller aux palourdes, cela va nous changer. On n’a pas besoin d’autant de matériels et on ira les vendre à Marseille directement”. En fait, on n’a même pas eu besoin d’aller les vendre à Marseille car les gens venaient se battre pour les avoir devant notre maison. Mon père faisait monter la surenchère, ce qui était de sa part incorrecte, mais il ne s’en rendait même pas compte. A Cadéraou, mon père, qui était un excellent pêcheur de palourdes, en ramassait 150 kilos ; moi et mon frère, nous en faisions 30 à 40 kilos chacun. On arrivait tous les jours à faire 200 à 250 kilos de palourdes. On avait trouvé l’Amérique et on avait un peu délaissé les moules. C’était une trop grosse usine, il fallait du monde… Là, on allait travailler en traction avant, on descendait les bateaux et on s’allongeait dessus à la mode sétoise. On est resté là jusqu’à ce que je parte en Algérie.
Sur l’étang, il y a eu la ruée vers l’or, l’or vert, c’est-à-dire l’anguille. Il y avait toujours des petits vieux à la retraite qui calaient des filets au bord de l’étang et du jour au lendemain, ils ont commencé à ramener des anguilles comme jamais ils ne l’avaient fait. Les jeunes, à force de les voir, ont voulu les imiter en faisant de la trabaque. Avant l’ouverture de la centrale électrique EDF, les anguilles existaient déjà dans l’étang, mais elles vivaient dans les fonds, elles ne nageaient pas. Quand les rejets de la centrale ont commencé, cela a fait fermenter le fond et les anguilles ont manqué d’oxygène et c’est là qu’elles ont commencé à nager et où les pêcheurs les ont pris dans les filets. Il y en a qui ont bien gagné leur vie !
Moi, j’avais été tellement dégoûté que je n’ai pas voulu alors retourner sur l’étang. J’avais connu le bon et j’étais déçu de l’étang. J’ai été déçu pendant de longues années. C’est ma jeunesse qu’on a sacrifié en quelque sorte et je leur en voudrais toujours. C’est ma vie qu’on a foutu en l’air ! Ma vie, comme celle des autres.
Mais, intérieurement, j’ai toujours eu envie de revenir dans l’étang mais pour le coquillage. Quand j’en parle, je pense à chaque fois, à ce mur sur la route de « l’au delà » à Istres fait en coquilles d’huîtres. La preuve que cet étang a toujours été une richesse.
J’ai été celui qui est arrivé au mauvais moment ! On a sacrifié toute la profession de la pêche dans l’étang de Berre qui était pourtant un endroit magnifique. On ne peut pas le décrire, c’était le paradis. Je me souviens les derniers temps à Cadéraou, quand nous mangions au bord de l’eau, mon père me disait : « Tu te rends compte qu’on est obligé d’abandonner un endroit aussi magnifique ! ». Un autre endroit, moins accessible mais tout aussi important : les heures claires. Le port n’existait pas encore. C’était là où étaient les plus grosses palourdes.
L’étang est malade aujourd’hui, mais l’expérience nous prouve que la nature reprend toujours ses droits. Il faudra des générations pour le voir revenir comme il était. Les fonds sont trop pourris pour les palourdes. Il faut un sable pur pour faire tenir la palourde, alors là où il y a ce limon qui a fermenté, vous n’en verrez plus. Sur le limon, rien ne pousse ! On arrive à faire du captage, là où il existe un fond de coquilles. Il y a ainsi des endroits dans l’étang. Parce que j’y vais encore régulièrement. Dès que j’ai un moment, je m’escapade et je vais voir mon jardin privé là-bas… même s’il est de moins en moins privé puisque j’incite les jeunes à y aller. Il faudrait que tout le monde comprenne que l’avenir est dans l’étang. Là où les fonds sont restés propres, on voit une prolifération de coquillages, surtout des moules. Il y a des nappes de moules, des matelas !
La vie dans l’étang est tenue par les rejets de la centrale EDF. Mais je suis étonné de la façon dont la nature reprend le dessus dès que les rejets s’arrêtent. Là où il y a le plus d’arrivée d’eau de mer, jusqu’au « trois frères », on trouve des huîtres en petite quantité. Le long du chenal il y a des développements de clovisses très importants mais ce sont des petits coquillages fragiles, qui meurent dès que la centrale turbine ! Pour peu qu’on cesse de faire couler les eaux de la Durance, vous verriez que la vie marine reprendrait vite. Pas toutes les espèces, mais beaucoup…
J’ai toujours eu envie de revenir dans l’étang… J’en ai souffert au premier degré. Le parc à moules de Carteau, j’en ai été le promoteur. Cela fait vivre maintenant pas mal de familles. Quand on a été confronté au problème de naissains, moi qui suis un des plus vieux pêcheurs, j’ai dit à mes collègues : « il faut retourner dans l’étang, c’est là bas qu’on s’en sortira ». Aujourd’hui, c’est ce qui se fait avec l’expérimentation menée par le GIPREB sur le captage de naissains de moules. Et tous les pêcheurs ont suivi. Au départ, ils étaient un peu sceptiques, mais aujourd’hui ils sont obligés de se rendre compte que l’étang est un vivier. Vous voyez là les voisins, ils en reviennent. Ils ont fait trois tonnes dans la matinée.
La nature reprend toujours un peu ses droits. Petit à petit, on a recommencé à mettre les pieds dans le chenal de Caronte et aux alentours de Martigues, même si on était toujours tributaire des rejets d’eaux douces et en particulier ceux du printemps, à la fonte des neiges. A chaque fois qu’on rejette de l’eau douce, tout meurt. Il y a un an et demi, quand la centrale électrique a moins turbiné, il y a eu une production de coquillages, c’était inimaginable. C’est à ce moment là que j’ai dit à mes copains « nous avons l’avenir assuré pour nos enfants, c’est là qu’il faut se bagarrer. Il faut obtenir l’assainissement de l’étang de Berre, lui redonner sa production d’avant, essayer de le faire revenir comme il était avant !» Je ne vis pas de mes souvenirs, j’essaie de vivre dans l’avenir pour les jeunes. Je ne travaille plus pour moi !
Moi je l’aime cet étang. On m’a enlevé ma jeunesse ! J’entrevoyais une vie confortable… On travaillait avec tous les pêcheurs de l’étang (une dizaine à Saint-Chamas, 7 à Berre, 20 à Martigues). Si tout cela n’était pas arrivé, je ne serais sans doute plus à Saint-Louis. J’habiterais au bord de l’étang de Berre.