La pêche à l’anguille
Je fais tous les métiers mais quand je rêve de pêche, je rêve d'anguille
« Tous les matins je chante, ça me donne de l’allant ! » Baptiste Brun a la bonne humeur communicative. Le pêcheur de 41 ans (on lui en aurait donné 35), part visiter ses filets à anguilles depuis le port Albert Samson à Berre l’Étang avec le même bonheur depuis seize ans qu’il fait ce métier. Ciré Guy Cotten bleu enfilé directement sur son jogging, capuche serrée autour des yeux pour affronter la bise, le longiligne corse fait vrombir les 115 chevaux du hors-bord Yamaha qui propulse sa barge de 6 m 45 en direction de ses doubis[1]. « J’en ai calé deux hier après le mistral, dans l’étang de Vaïne. Les eaux sont froides en ce début de printemps. Du coup je cale mes filets où il y a peu de fond, là où l’eau chauffe plus vite. On va les visiter ce matin, puis on les laissera en place. Je pêche plusieurs jours avec les filets au même endroit. »
Dans la lumière dorée de l’aube, l’étang est un vrai miroir. Baptiste fait cap au jugé directement sur six bidons flottant innocemment à la surface. Chacun est fixé à une des poches de la trabaque. En plus de faire office de bouées assez visibles pour tenter de limiter les conflits avec les plaisanciers, ce sont de parfaites poignées pour hisser les filets à bord. D’un geste vif et assuré, Baptiste tire successivement sur les six poches et déverse les anguilles frétillantes à bord dans un fût en plastique. La pêche est bonne ce matin. Trente kilos pour Baptiste et quarante kilos pour Frank, son associé à l’anguille, qui a fait sa tournée plus tôt. Le pêcheur ausculte les mailles de ses doubis avant de les remettre à l’eau. « C’est du fait maison ! » précise-t-il. « Il y a une quinzaine d’heures de travail rien que pour coudre les gansettes aux cerceaux d’une seule poche[2]… et il y en a six par trabaque ! » Les maintenir en bon état est indispensable pour conserver leur effet d’aspiration. Baptiste partage son enthousiasme : « c’est de la physique. Les poches, de plus en plus étroites, créent un courant qui entraîne l’anguille au fond du filet ». Puis sur le ton de la confidence, il ajoute : « Je fais certains noeuds de la main gauche… Comme il y a 90 % de droitiers, je vois tout de suite si quelqu’un est venu me prendre mon poisson, car le noeud aura été refait à l’envers… Ça m’arrive une fois par mois, de pêcher pour les autres ! Et ce n’est pas toujours des pêcheurs… “
Il est temps de rentrer au port. Après avoir mis ses anguilles en couffe[3], Baptiste remet le cap sur Berre l’Étang. Le regard au loin, il crie pour couvrir le hurlement du moteur : « là je me sens vivant ! C’est le paradis d’être pêcheur sur l’étang… tous les matins c’est une chasse au trésor ! Tu sais jamais ce qu’il va se passer. On travaille au feeling, à l’expérience. Mais ça ne marche pas toujours : une année c’est super, la suivante t’es bidon ». Toutefois l’anguille reste sa pêche favorite. « Tu vois, je fais tous les métiers[4]. Mais quand je rêve de pêche, je rêve d’anguille. C’est un poisson qui reste mystérieux, on ne le comprend toujours pas vraiment. »
[1] Nom local des filets à anguilles, également appelés capéchades, trabaques, ou paradières.
[2] Les gansettes sont les mailles qui relient le filet aux cerceaux. Les cerceaux maintiennent le filet à anguilles ouvert en forme de tunnel.
[3] Le poisson est transféré dans une poche de filet qui sera ensuite plongée dans l’eau du port afin d’être conservé vivant en attendant de le vendre.
[4] Un « métier» désigne un type de pêche, ciblant généralement une espèce en particulier. La pêche artisanale en Méditerranée se caractérise par ses multiples « petits métiers ».